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paris, 75, France
groupe de collectionneurs d'art contemporain

samedi 21 juillet 2007

Patrick Merot Untitled

Patrick Merot

Untitled

Le Couvent des Cordeliers n’est pas seulement le haut lieu révolutionnaire où s’élevaient les discours de Danton, Marat et Camille Desmoulins. Il est aujourd’hui un lieu d’exposition du Musée d’Art moderne de la ville de Paris consacré à des événements d’avant garde. Des artistes invités conçoivent des œuvres particulières pour ce lieu.
Ce jour-là, je savais que s’y tenait une exposition d’un artiste contemporain d’origine thaïlandaise, né à Buenos-Aires, vivant à New York, Rirkrit Tiravanija , sur qui j’avais recueilli quelques informations. J’avais retenu sa pratique de performances dans lesquelles la participation du public se trouve sollicitée à travers des rituels de repas : des repas pour le public, manière de table ouverte, qui constituent l’œuvre elle-même. J’avais noté, à propos de ces actions, l’évocation de la surprise ou du désarroi des participants, ignorant que l’activité triviale à laquelle ils participent est un événement artistique ou que pour d’autres, un peu plus informés, ce qu’ils pensent être un cocktail d’inauguration est l’œuvre même.
L’idée donc me vient, ce jour où je traverse le Quartier Latin, de jeter un coup d’œil sur ce que j’imagine être une exposition de photos de performances diverses.
Mais le réfectoire du Couvent des Cordeliers est vide ou quasiment vide. Ou plutôt vide d’œuvres ou de photos, car tout l’espace se trouve découpé par des cloisons de bois qui délimitent des structures, parfaitement agencées – un beau travail de menuisier sur un matériau laissé brut- un peu comme les stands vides d’une exposition à venir.
Un plan, obligeamment fourni à chaque visiteur, donne la disposition de ces constructions, au nombre de sept, qui s’imbriquent dans des formes plus ou moins complexes. Ces structures sont la reproduction à une échelle quelque peu réduite de l’espace muséal de l’ARC, la section du Musée d’Art moderne consacrée à l’art contemporain, alors fermée. C’est là un autre aspect des œuvres de l’artiste : un intérêt marqué pour l’architecture qui s’est souvent manifesté par la reproduction d’un espace extérieur –une salle de répétition de musique, la maison d’un architecte, son propre appartement - dans l’enceinte du musée où prend place l’œuvre. Ici, reproduction d’un musée dans un musée : l’artiste ne s’intéresse pas à l’espace particulier –un réfectoire !- dans lequel il expose, mais par cette construction, il rappelle le souvenir d’une exposition antérieure qu’il avait réalisée à l’ARC, une douzaine d’années auparavant . Chacun de ces sept emplacements est absolument vide. Seul un petit carton affiche sur chaque lieu un titre. Encore que le terme de titre soit excessif et d’une certaine manière récusé par l’artiste lui-même : « untitled 1989 », « untitled 1990 » …
L’accès du lieu n’est pas tout à fait libre. Il faut attendre quelques instants le début d’une petite conférence qui initie le visiteur aux intentions de l’artiste et qui se poursuit dans une visite guidée du parcours dans le Couvent.
Chaque emplacement, nous dit-on, vient rappeler une performance passée de l’artiste, dont le carton rappelle la date mais dont aucun signifiant visuel ne fournit le moindre indice. La conférencière elle-même n’a connu, ni directement, ni par une documentation particulière, les performances qu’elle évoque devant le petit groupe des visiteurs. Elle ne connaît que le récit que l’artiste lui-même lui en a fait. Elle nous le restitue au fil du parcours, avec ses formulations personnelles, dans la description des différentes œuvres sélectionnées pour cette rétrospective. Ici, dit-elle en désignant le premier emplacement (un espace vide derrière un mur vitré) : des socles blancs sur lesquels se trouvaient des éléments de cuisine mais aussi les restes abandonnés après le vernissage… Quelques étapes plus loin : la reproduction de l’appartement de Rirkrit Tiravanija dans lequel les gens, pendant les trois mois de l’exposition, pouvaient venir manger, dormir, prendre un bain … là ( c’est le dernier emplacement, toujours aussi vide) : la demeure d’un architecte qui dégage une atmosphère très orientale….
Travail donc sur l’absence, sur la représentation imaginaire opposée à la représentation figurée, sur le souvenir de la présence enfin, puisque la conférencière rapporte ce que l’artiste lui-même lui a transmis de ces expériences, travail sur le discours et sa transmission.

Une des innombrables variations sur l’absence de l’objet que l’art contemporain, de Magritte à Yves Klein mais aussi de Duchamp à Journiac, semble s’être donné la mission d’explorer après que la question même de la représentation s’est trouvé mise au centre de ses préoccupations. Une nouvelle fois l’artiste a choisi de faire souffrir le spectateur. Je parviens à en comprendre la logique. Mais quelle valeur pour cette œuvre ? La célébration obsédante de l’absence devient vite répétitive et la vacuité, mise en scène dans l’événement, menace très vite l’événement lui-même.

On connaît les œuvres de Magritte, mais celui-ci s’inscrit dans un regard sémiotique sur l’œuvre : ainsi, par exemple, plutôt que le tableau trop commenté « Ceci n’est pas une pipe » (1929), celui intitulé « L’usage de la parole » (1928) qui pousse encore plus loin sa position critique. Deux formes rocailleuses flottant dans un espace imprécis parsemé de nuages effilochés, portent chacune une inscription, tracée d’une main scolaire : « corps de femme », « miroir ». L’objet référent s’efface tout à fait ; il n’est là, ni dans sa réalité, ni même dans une évocation figurée qui aurait pu conduire à dénoncer le mensonge de la représentation.

On connaît l’exposition d’Yves Klein inaugurant une galerie absolument vide, n’offrant aux visiteurs frustrés que les murs d’un blanc éclatant. Mais Klein fait naître sa démarche d’une réflexion mystique sur l’art et lorsqu’il laisse une salle d’exposition vide c’est pour afficher l’origine immatérielle de l’art (1957, galerie Colette Allendy ; 1958, galerie Iris Clert) et retrouver un état qu’il évoque lui-même dans un de ses textes : « Je venais de débarrasser mon atelier de toutes mes œuvres précédentes. Résultat : un atelier vide. Tout ce que je pouvais faire physiquement était de rester dans mon atelier vide, et mon activité créatrice d’états picturaux immatériels se déployait merveilleusement. »

Je pense aussi à l’épisode fameux de la Joconde volée, en 1911, laissant sur le mur du musée du Louvre un espace vide que des foules de parisiens venaient voir. Mais une œuvre dérobée n’est pas la même chose qu’une œuvre absente : le Parisien n’était entraîné ni par un élan mystique ni par un questionnement sémiotique. Il venait s’assurer de ses propres yeux de la réalité de la disparition et surmonter son sentiment d’incrédulité. Rirkrit Tiravanija ici fait autre chose puisqu’il ne montre pas rien mais il offre un cadre, soigneusement défini, dans lequel le visiteur est invité à inventer.


Mon premier mouvement en découvrant ce que l’artiste me proposait avait été d’exaspération et de lassitude. Voilà donc à quoi l’institution muséale contemporaine me réduit : je me trouve, dans ce lieu reconstruit pour montrer du rien, soumis au diktat du créateur faisant, ainsi qu’il le revendique, du spectateur son matériau. Pourtant au fil de la déambulation devant ces sept œuvres « Untitled » ma révolte intérieure s’efface pour laisser place à l’acceptation du jeu auquel on m’invite. N’y a-t-il pas là un montage qui remet au cœur de l’œuvre le travail de l’imagination. N’y a-t-il là pas une véritable réussite dans ce montage en abîme des lieux qui s’enchâssent –le musée dans le musée- ; des événements qui se succèdent – une performance sur des performances- ; des discours qui se relaient –entre l’artiste et la conférencière- ; et surtout des représentations qui se mettent en mouvement –entre ce qui a pu réellement se produire autrefois et ce que le spectateur imagine.

Rirkrit Tiravanija réussit même un renversement dans ce qui est la problématique fondatrice de la performance. Dans le grand mouvement de dépassement permanent qui anime l’art depuis plus d’un siècle, la performance est née de la critique de la notion même de représentation. En effet, la performance se propose par la présence du corps de l’artiste dans l’œuvre de dépasser ce qui semblait indépassable dans l’œuvre d’art : l’absence de l’objet re-présenté dans la représentation. Rirkrit Tiravanija en organisant l’absence de la performance -c’est à dire l’absence de ce qui se veut originellement présence- réussit un nouveau retournement dans l’histoire de l’esthétique.

Mais voilà que je me laisse entraîner dans l’emphase qui m’exaspère tant dans le discours critique contemporain. Il est temps que je m’arrête.



Penser/rêver, n°10, Éditions de l’Olivier, Le conformisme parmi nous (automne 2006).

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